Le photographe amateur que je suis se doit de produire une œuvre photographique non conforme. Je refuse par exemple l’ironie si spécifique de certaines formes de l’art contemporain. Je développe une approche expressive dans ce qu'elle a de plus ordinaire, trivial, mais de plus fuyant et d'anti-pittoresque. Je partage avec l’existentialisme, l’économie de moyen, la réduction formelle et signifiante. Mais la réduction formelle n’a rien d’un minimalisme conceptuel. J’aime le degré d’abstraction et l’intensité des épures. J’aspire à une expression abstraite et dépouillée. Parfois, les terrains vagues du flou m’attirent.
Architecte de formation, j’appréhende le medium photographique dans une démarche proche de la conception architecturale. J’analyse le lieu pour m’imprégner de son essence et tenter de recueillir la partie sans jamais perdre de vue le tout, l’esprit des formes. Dans une radicalité formelle, me rapprochant des courants de pensée du minimal art, je privilégie la puissance expressive et graphique du paysage et une relation profondément personnelle avec le lieu, qui prime sur l’approche réaliste, si bien que l’émotion affleure d’abord, avant d’émerger lentement et de s’imposer au regard. « Nous allons à la sérénité par la simplification des idées et de la plastique » (Matisse). J’ai une sourde attirance pour l’austérité. L’essence de mon travail réside dans la manière dont le sujet se dissout dans l’espace. « Valoriser les compositions simples, les lignes pures et les couleurs primaires, chercher l'équilibre dans l'entropie de la vie » (Hartung). J’aime explorer la thématique du vide, celle du calme et de l’absence de traces humaines. J’attache beaucoup d’importance au travail sur la « composition » (mot que j’aime car il évoque le champ lexical de la musique), pour aboutir à une esthétique abstraite.
J’ai hérité du principe de minimalisme absolu, de mes expériences passées. J’en citerai deux. La première, la plus importante, a été l’éducation artistique acquise auprès de ma mère putative, Claude Venot, peintre, qui m’a ouvert à une forme d’art minimal, équilibre entre la rigueur du trait et le jeu des aplats de couleur. La seconde, à l’université, renvoie à ma participation à des projets initiatiques de recherche dans le Sud Algérien, qui m’ont mis en contact avec des civilisations primitives vivant en osmose avec un environnement ingrat et magnifique, les oasis sahariens, dans une économie totale de ressources. Ils n’avaient rien, ils me donnaient tout. Il n’y avait rien, mais le monde était complet. Depuis, je suis devenu un farouche partisan du « Low Tech », la meilleure voie vers la concentration de l’idée sur elle-même. Dire beaucoup avec peu. Plus les moyens sont limités, plus l’expression est forte. Je cherche à réduire graphiquement les informations visuelles. La réduction est une notion essentielle dans la mesure où elle concentre l'essence des choses. Il s'agit d'oublier tout ce qui relève de l'ornement, tout ce qui pourrait nous distraire, pour se concentrer uniquement sur l'essentiel. Un travail d’élimination et d’épure, où ni l’anecdote, ni l’exotisme, ni le pittoresque, n’ont leur place. « Nous allons à la sérénité par la simplification des idées et de la plastique » (Matisse). Rester simple : une simplicité concentrée pour appréhender le monumental. Un art minimal pour une immersion maximale. Une simplification et un (re)cadrage qui ne montrent que l’essentiel dans d’éloquents silences. Une simplification, un recadrage pour ne garder que les composantes principales. « Une vision tunnel qui exclut beaucoup pour voir beaucoup, dans une absolue concentration » (E. Stoller). Dans mes photographies, j’aimerais que rien ne soit superflu pour donner à voir une authentique intelligence du regard : faire tendre mes photos vers l’épure ayant des allures de montage intemporel. Par-delà, mon travail offre souvent l’image de la vacuité des espaces, de la solitude, et de l’errance. J'aime photographier avant tout la présence de l’absence (re-présentation). Alléger l’image pour aller à l’essentiel, en enlevant par exemple certains objets ou présences qui ne sont pas nécessaires et qui vont alourdir mon propos. « L’abstraction rend visible l’absence » (Malevich). A l’instar des impressionnistes qui abolissent la distinction entre esquisse et œuvre achevée, j’aspire en effet à une expression abstraite et dépouillée. « Abstraire c’est approfondir », pour paraphraser Piet Mondrian. M’éloignant de l’évidence, pour me rapprocher de l’abstrait, j’abandonne l’amplitude pour me concentrer sur le minimum dans les lignes et les formes, sans jamais trop m’éloigner de la réalité. Je ramène le paysage à des structures abstraites, en m’intéressant autant à la composition qu’à l’éclat et à l’intensité de la couleur. La grande rigueur géométrique de mes compositions confine l’image à l’abstraction. Mes images abstraites sont volontiers méditatives : une composition simple, ascétique et indéfinie, apte à susciter une pléthore de liens, de rapprochements chez le spectateur. « Je transforme les sensations qui me font vibrer profondément, avec, pour justification artistique, que mon travail ne se pratique pas seulement avec un appareil photographique, mais se nourrit avec mon propre regard sur la Vie, avec la musique que j’ai écoutée, et avec les personnes que j’ai aimées. » (Clausier)
Je revendique la sécheresse d’un style quasi-éthéré. L'impression d'ascétisme ne tient pas ici qu'à la densité, à la concentration de la matière. Elle naît d'un choix du juste point de vue, de la juste distance au sujet. Le point de vue que je choisis n’est jamais surélevé ou abaissé, il installe le spectateur dans l’image. De l’héritage revendiqué de la photographie du XIXe siècle ou du style documentaire, j’ai retenu une certaine frontalité, une façon d’aborder les choses et les gens avec rigueur et distance. Lorsque l’on a affaire à un sujet frontal, le face-à-face est si radical que rien d’extérieur ne vient s’immiscer dans l’image. Empêcher les fuyantes, capter et emprisonner le regard. J’aime isoler jusqu’à la monumentalité des vues frontales ou verticales qui barrent l’horizon du paysage. Paradoxalement, le contour se place au centre de mon travail. Il faut comprendre les bords, les limites y compris celles que nous avons nous même tracé (comme dans les peintures de Monet).
Parce que le monde est flux, flots, parce que le monde est mouvement, j’aime parfois utiliser le grain, le flou dans mes photographies. Le flou peut rendre au sujet son intimité. Le flou peut laisser la place à la sensibilité profonde alors que l’image trop nette peut paralyser les sens. Flouter, pour révéler, en s’affranchissant de la précision, de la définition, du tangible, du préhensible. Savoir dans le flou percevoir l’ombre d’un doute. A l'heure des progrès exponentiels du numérique, les images photographiques sont souvent trop précises, analytiques. Or la beauté de l'art, notamment de la peinture, réside dans l'ambiguïté très grande qui baigne à la fois sa fabrique et son interprétation. La beauté de l'art peut naître de cette imprécision. Mes photographies floues renvoient à cet impressionnisme, elles délaissent le trait pour ne garder que l’essence du sujet. J’aime ainsi parfois représenter le flou pour explorer les frontières entre le visible et l’invisible. Le flou favorise l’imagination. Il te dit imagine, erre ! Le flou, c’est la poésie, la polysémie, la multiplicité des significations et des résonances : la place laissée à l’autre dans l’appropriation et la représentation. Le flou n’est plus seulement une catégorie formelle de l’art, apte à remettre en cause la figure classique, il devient un mode d’être du réel. « Sans flou, nous ne serions plus humains, que le flou nous est aussi nécessaire que la nourriture, qu’il ne faut pas nous désespérer mais nous réjouir de son irréductibilité, l’intelligence n’étant peut-être que la manière de s’y mesurer, sans pour autant s’y engloutir dans ce qui serait une autre forme de sa défaillance. » (Marc Richir).